Auteur : Christian Jungo         31.01.2005

Les débuts du Moyen Age furent une époque de forte instabilité politique et sociale. L’entretien d’un jardin, fût-il utilitaire, n’était guère possible et certainement pas dans les mœurs, mais le jardin a longtemps représenté un idéal à atteindre, un endroit que l’imaginaire façonnait à partir des nécessités de la subsistance des corps et de la pérennité de la vie, un endroit où vie, durée et sécurité devaient se conjuguer. Ainsi, dans les développements de la vie médiévale, se sont imposés progressivement deux types de jardins qui ont intéressé diversement les couches sociales émergentes qui, toutes, avaient pourtant l’attention fixée sur ce modèle absolu que représentait le jardin d’Eden dont parlait la Genèse.

Ces deux types de jardins furent : l’ Hortus deliciarum et l’ Hortus conclusus. De l’ Hortus deliciarum nous possédons une très belle description qui fut donnée par Herrade de Blankenberge, abbesse du Hohenbourg, en Alsace (actuel Mont Sainte-Odile), entre 1176 et 1196. Ce texte que j’ai brièvement évoqué hier soir, au Bindella, consiste en une compilation de textes bibliques, de textes empruntés à la tradition religieuse et culturelle de l’époque et de textes théologiques, notamment des Pères, se référant à l’histoire du monde telle qu’on pouvait la concevoir en ces temps, soit de la création du monde (Éden) à la consommation des temps (la seconde venue du Christ annoncée dans l’Apocalypse). L’Hortus deliciarum ou Jardin des Délices apparaissait dans un très beau manuscrit alsacien du Moyen Age. Il avait été composé vers la fin du XIIe siècle, au couvent du Mont Sainte- Odile dont Herrade était l’abbesse. Malheureusement ce manuscrit a péri dans l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg en 1870. Il nous reste cependant des copies des illustrations et une reconstitution du manuscrit, notamment une très bonne réalisée par Christian Maurice Engelhardt, un érudit strasbourgeois, vers 1815 (il calqua ainsi une quarantaine de fragments d’images ainsi que quatre miniatures entières. Il rassembla ce travail dans un cahier au format du manuscrit et le fit imprimer en 1818).

L’autre type de jardin fut l’ Hortus conclusus, soit le Jardin Clos. Si les poètes et les princes trouvèrent dans l’ Hortus deliciarum une plus grande source d’inspiration et des raffinements plus subtils qui correspondaient mieux à leur représentation du jardin paradisiaque et à leur soif de plaisirs terrestres, L’Église fit de l’ Hortus conclusus le symbole de cette vie parfaite en Dieu, sorte de reproduction du Paradis dans une société tourmentée. Un document, très intéressant et essentiel pour comprendre ce type de jardin qui servira de prototype à tous les jardins occidentaux qui se développeront au cours de l’histoire, est un manuscrit qui se trouve à la Stiftsbibliothek de Saint-Gall, manuscrit confectionné au monastère vers 816 qui nous montre le plan détaillé du monastère idéal et de ses bâtiments annexes. Il s’agit avant tout d’un jardin utilitaire. L’ Hortus conclusus qu’on retrouve dès le début du Moyen Age est en effet un jardin qui fait partie du château médiéval. Il doit être construit au pied des tours et des créneaux, pour des raisons de sécurité. Le plus souvent, il se trouve à l’intérieur de l’enceinte. S’il est à l’extérieur, il doit communiquer directement avec le château et être entouré de palissades ou d’un petit mur bas. Cela peut aussi être une balustrade. Si l’on construit à une époque plus sûre, on n’édifiera pas nécessairement un mur ou une construction lourde. Le jardin sera alors délimité par des haies décrivant une forme rectangulaire. Cette manière d’organiser le jardin sera reprise par les monastères. Il n’est pas étonnant que ce soit ce type de jardin qui, assurant la subsistance et la conservation de la vie (aliments et plantes) dans un monde d’insécurité et donc de pénuries diverses, surtout alimentaires, ait servi de symbole pour traduire une vision spirituelle de la vie de l’homme. Les clôtures, haies et palissades séparent le monde clos où règne Dieu du monde extérieur où existe une vie instable et où l’homme est la proie de la tentation et du mal. De plus, ces clôtures écartent du jardin les influences malfaisantes et empêchent les forces bénéfiques de s’en échapper. Pour les religieux, le jardin clos a une signification symbolique et spirituelle.

Il rappelle la fiancée du Cantique des cantiques :

4, 7 :

Tu es toute belle, mon amie,

Et il n’y a point en toi de défaut.

Viens avec moi du Liban, ma fiancée,

Viens avec moi du Liban!

Regarde du sommet de l’Amana,

Du sommet du Senir et de l’Hermon, Des tanières des lions,

Des montagnes des léopards.

 

Tu me ravis le cœur, ma sœur, ma fiancée,

Tu me ravis le cœur par l’un de tes regards,

Par l’un des colliers de ton cou.

Que de charmes dans ton amour, ma sœur, ma fiancée!

Comme ton amour vaut mieux que le vin,

Et combien tes parfums sont plus suaves que tous les aromates !

Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée;

Il y a sous ta langue du miel et du lait,

Et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban.

 

Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée,

Une source fermée, une fontaine scellée.

Tes jets forment un jardin, où sont des grenadiers,

Avec les fruits les plus excellents,

Les troënes avec le nard;

Le nard et le safran, le roseau aromatique et le cinnamome,

Avec tous les arbres qui donnent l’encens;

La myrrhe et l’aloès,

Avec tous les principaux aromates;

 

Une fontaine des jardins,

Une source d’eaux vives,

Des ruisseaux du Liban.

Lève-toi, aquilon! viens, autan!

Soufflez sur mon jardin, et que les parfums s’en exhalent!

-Que mon bien-aimé entre dans son jardin,

Et qu’il mange de ses fruits excellents!

5, 1 :

J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée;

Je cueille ma myrrhe avec mes aromates,

Je mange mon rayon de miel avec mon miel,

Je bois mon vin avec mon lait..

-Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour!

 

J’étais endormie, mais mon cœur veillait…

C’est la voix de mon bien-aimé, qui frappe:

-Ouvre-moi, ma sœur, mon amie,

Ma colombe, ma parfaite!

Car ma tête est couverte de rosée,

Mes boucles sont pleines des gouttes de la nuit.

(Cantique des Cantiques 4, 7 – 5, 2)

On aura reconnu, au passage, ce que la Vulgate donne :  » Tota pulchra est amica mea […] veni, veni de Libano, veni sponsa mea, veni coronaberis… » texte liturgique qui figurait aux Matines du 18 août, dans l’ancien Bréviaire romain.

On constate donc qu’il existe deux formes indissociables de jardins clos, l’un physique, l’autre symbolique. Le second s’appuyant sur l’ordonnancement du premier. L’espace délimité par la clôture est carré ou rectangulaire, épousant une des deux formes géométriques selon la forme du cloître du monastère. A l’intérieur de la clôture, le jardin sera divisé de même en plusieurs parties, suivant les besoins et surtout les possibilités laissées par le terrain à disposition. Ces subdivisions seront pratiquées dans le même esprit géométrique : ce seront des carrés ou des rectangles, voire d’autres formes, mais il s’agira toujours de figures géométriques, un peu à l’imitation des jardins persans à damiers qui ont influencé cette conception. L’Hortus conclusus dans sa facture géométrique est ainsi un espace d’équilibre et, le plus souvent, il s’articule autour de deux allées principales qui forment une croix. L’équilibre est aussi le lieu symbolique de la Rédemption, où l’homme racheté par la mort du Christ participe déjà à la vie divine. Pour accroître ce sens symbolique, on trouve souvent, comme le montre l’iconographie de cette époque, une statue de la Vierge Marie au milieu du jardin. Cette présence assure une vision continue du mystère du salut de l’homme, de l’Incarnation à la Résurrection, de la Compassion de Marie à son Intercession. Ainsi, dès ses débuts, le jardin clos a symbolisé un espace idéal où l’homme entretient une relation privilégiée avec le divin. Dans cette représentation ou, probablement plus encore, dans cette anticipation du Paradis, l’homme communique avec le divin.